La Compagnie Littéraire : Claire Delpech, bonjour. Vous venez de publier un premier roman illustré, intitulé Anguille. Pourquoi ce titre ?
Claire Delpech : Bonjour Monique, je vous remercie de m’avoir conviée aujourd’hui à cet entretien. Le titre « Anguille » est simple, il évoque cette bête particulière. Ce dernier est en lien direct avec le personnage principal du roman. Je trouve qu’au delà du bel animal qu’il désigne, ce mot possède une consonance singulière, enchanteresse.
La Compagnie Littéraire : Avant d’aller plus loin, je voudrais rappeler quelques points sur les métamorphoses de l’anguille au cours de son cycle de vie.
Les anguilles naissent dans l’océan, quelque part dans la mer des Sargasses. Elles commencent leur vie sous la forme d’un œuf qui se transforme en leptocéphale. Elles ressemblent alors à une feuille transparente. Puis, elles se transforment une deuxième fois et deviennent des civelles. Elles ont la forme de l’anguille, mais elles sont transparentes. On les appelle des anguilles de verre. Elles s’établissent dans les embouchures de rivières et de cours d’eau. Elles vont devenir des anguillettes. Par la suite, elles migrent le long du cours d’eau, s’installent dans un lac ou une section de rivière. Elles deviennent des anguilles jaunes (anguilles d’or). Tout simplement parce que la pigmentation de leur abdomen devient jaune. Il se passe 10, 15, 20, parfois 30 ans avant qu’elles deviennent des anguilles argentées (argentées sur l’abdomen et très foncées sur le dos), prête à migrer en mer et rejoindre la mer des Sargasses pour se reproduire.
Votre livre est bâti sur le modèle de ce cycle de vie :
- anguille de verre à anguille d’or,
- puis anguille d’or à anguille d’argent,
- pour rejoindre finalement « la Maison d’eau » de la mer des Sargasses.
Comment avez-vous réussi à établir un parallèle quasiment constant entre le sort de l’héroïne, Aurör, et celui des anguilles ?
Claire Delpech : Oui, c’est tout à fait ça ! J’ai essayé de calquer les différentes étapes de vie d’Aurör, de l’enfant, à la jeune fille pubère, puis à la femme, sur ces cycles de développement de l’Anguille.
La Compagnie Littéraire : Dans la première partie du roman, Aurör Pezaroy est une petite fille qui vit au cœur du bois, avec ses parents. Sa mère est « une femme claire éprise des petits matins » et elle écrit des poèmes. Son père est « l’homme des toits » qui étudie la perméabilité des matériaux. Ils vivent à l’écart des gens du village, une vie simple dans une maison ronde à l’unique pièce, une borie. Y a‑t-il un lien avec votre propre enfance ou est-ce une projection romanesque de votre part ?
Claire Delpech : Petite, ma cousine m’avait fait découvrir une borie non loin du château ou elle vivait. Dès lors, de retour à Paris, chaque soir en m’endormant, je m’imaginais la meubler scrupuleusement avec des éléments naturels, jusqu’aux couverts en fourrure ! Je m’imaginais y vivre en ermite. Je me suis toujours sentie attirée par la solitude, partout où j’allais : au travail, à l’école, je me fabriquais un petit bout de coin rien qu’à moi, où je pouvais rester seule. La projection est cependant imaginée. Les « parents » son sublimés, seuls quelques traits de caractère sont réels. La mère à la beauté fraîche, le père bourru et d’origine paysanne occitane, très sensible, à la communication parfois brutale.
La Compagnie Littéraire : Pour en revenir à cette ambiance et à cette maison, vous dites : « J’y restais souvent seule, avec la belle compagnie du silence ». On est frappé par la place que prend Silence qui est ici personnifié. Un lien terriblement fort vous lie ; vous écrivez : « Silence était là, avec moi, assis en face de moi, allongé à côté de moi. Silence était si fidèle. Blanc. Si pur, si fragile que j’avais peur de l’altérer… Plus tard, il s’immiscerait… Mais à cette époque-là, Silence était encore mon ami. L’autre de la fratrie. » Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
Claire Delpech : Enfant j’aimais être seule, ce qui est toujours le cas, souvent afin de trouver, il est vrai, un peu de silence. J’aime bien la méditation, qui installe dans le silence. Le silence des églises, de la maison calme. C’est aussi la maison qui est importante dans Anguille, la « bogue ». Le silence est personnifié parce qu’il laisse place à l’imagination qui va créer ses « monstres ». Des idées sur des choses qui n’existent pas, des peurs, mais aussi des moments de sérénité comme une paix enfin retrouvée.
La Compagnie Littéraire : Votre ouvrage est émaillé d’illustrations qui suivent et complètent le récit. Plus précisément à la page 22, vous avez dessiné Silence, l’autre de la fratrie. Assis à une table en face d’une petite fille, il apparaît immense mais en même temps rassurant. Qu’adviendra-t-il de lui quand Aurör va grandir ?
Claire Delpech : En grandissant le silence se transforme en l’épreuve initiatique de « la peur du noir ». Mais avant celle-ci, et comme souvent, Aurör est protégée par une conscience d’elle-même bienveillante et amie, très présente, et pleine d’acuité, qui contrebalance ce mal incurable qu’est cette double nature, infligée par les anguilles pleines de rancune. ( J’ai repris ce thème traditionnel propre à beaucoup de contes, de la mauvaise fée « jetant un sort » ‑ici, un banc d’Anguilles tapi dans l’obscurité des algues- contre lequel, malheureusement, on ne peut rien, à part peut-être l’intervention d’un objet magique, ou bien souvent d’un prince ou d’une marraine bien intentionnée. )
La Compagnie Littéraire : « Tout commença à l’automne ». La rupture pour Aurör, c’est l’entrée à l’école communale et la rencontre d’une institutrice loin d’être bienveillante, Elvire Mâchecris. Est-ce une allusion autobiographique ?
Claire Delpech : Tout à fait !
La Compagnie Littéraire : La petite fille déclenche alors des symptômes inquiétants et douloureux dont les premières manifestations sont une vive douleur dans les jambes. Elle sera conduite auprès du docteur Magné Sainte-Mégrine, qui aura pour tout diagnostic : « je ne sais pas ce que tu as ». C’est alors que commenceront des métamorphoses qui feront d’Aurör une enfant ensorcelée. Croyez-vous aux sortilèges ?
Claire Delpech : Oui. Je suis moi-même le fruit d’un sortilège ! Ma mère à eu recours à un gri-gri dakarois pour me créer, car elle attendait depuis sept ans ma venue et le couple qu’elle formait avec mon père venait d’être déclaré infertile.
La Compagnie Littéraire : Votre roman se parcourt comme un conte initiatique aux accents de poésie pure, particulièrement quand vous décrivez le monde des rivières et des milieux aquatiques, mais aussi celui de la forêt. Il en ressort un lien très fort avec la nature. Est-ce une sorte d’évocation de la Terre Mère, une communion avec une sorte d’infini ?
Claire Delpech : Je vous remercie. Oui, l’Infini-Nature protège Aurör, tout comme le silence, la forêt, son aura magique entre en communion facilement avec une nature maternelle et protectrice, sauf lorsqu’il s’agit de la mer.
La Compagnie Littéraire : Je voudrais évoquer un personnage particulier : « le roi Brun ». Brun est un petit garçon un peu à part et très beau. Lui et ses parents, Sir William Edwinshire et sa femme, Blanche, viennent de Jersey. Ce sont des aristocrates anglais qui ont acquis une propriété dans le village, « le Manoir ». Ils vont jouer un rôle important dans le déroulement des événements et dans l’orientation professionnelle d’Aurör par la suite. D’où viennent ces personnages ? Ont-ils un lien avec une réalité quelconque de votre enfance ?
Claire Delpech : Oui, ce petit garçon existait exactement dans les mêmes circonstances que dans le roman. Ses actes et son apparence physique sont quasi-identiques à ceux décrits dans le récit. Seule sa famille est le fruit d’une construction romanesque.
La Compagnie Littéraire : Pour en revenir « au roi Brun », le passage où vous évoquez le baiser rédempteur qu’il donne à La Pesöy (surnom d’Aurör à l’école), fait penser à Alice au Pays des merveilles. C’est la magie de l’enfance. Ce qui me frappe, c’est la répercussion de ce baiser sur Aurör. Vous écrivez : « Le soir à la maison l’anguille reste petite fille humaine jusqu’à la chair de son petit orteil. Le miracle fut de s’endormir, pour la première fois, embrassée par le roi, fille de terre. » Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’ambivalence qui pointe le bout de son nez ?
Claire Delpech : Dès qu’elle est intégrée par les autres c’est le côté humain d’Aurör qui prédomine, dès qu’elle est en conflit avec les autres, c’est le côté Anguille, à travers les métamorphoses.
La Compagnie Littéraire : Blanche donne des cours de dessin, elle semble être un personnage phare pour Aurör ; elles sont liées par le monde de l’imagination. Blanche prend un peu la suite de la mère d’Aurör et joue le rôle d’initiatrice. Cela a‑t-il un rapport avec votre métier de graphiste ?
Claire Delpech : Le métier de graphiste est parfois éloigné de celui de l’artiste pur, malheureusement. Le personnage de Blanche est lié à un souvenir d’enfance au cours duquel une dame artiste peintre m’enseignait la peinture ; j’ai complété son inspiration par celle d’un personnage imaginé, sorte de figure d’artiste féminine « idéale ».
La Compagnie Littéraire : Le temps passe, la petite fille grandit et devient une jeune fille. Arrive alors un épisode troublant avec un jeune homme, Jean. Il s’approche d’elle, la désire et l’enlace dans l’eau, vers les dunes, et là que se passe-t-il ? On comprend qu’il se noie, mais quelle est la réalité d’Aurör ?
Claire Delpech : Aurör pour la première fois confrontée aux premiers désirs de l’adolescence, transforme à son insu Jean en poisson. Puis, abandonnant son corps d’homme, ce dernier ne sera plus qu’une dépouille, quand sa vie, elle, continuera, à travers cette incarnation en poisson.
La Compagnie Littéraire : C’est inquiétant cet épisode, vous évoquez le personnage de la sirène et vous mettez ces mots dans la bouche d’Aurör : « De la sirène je n’aurai que cette magie tragique d’être funeste aux garçons…la sirène est cruelle, elle est consciente du tort qu’elle fait en attirant par ses chants ; moi c’est le sort qui me les volera : les hommes, je les ferai, contre ma volonté, se changer en poisson, puis ils disparaîtront. » Là c’est à l’auteur que je m’adresse : quelle est votre réalité à vous ? Pensez-vous qu’Aurör soit funeste ?
Claire Delpech : Auror découvre au fil du livre ses différents pouvoirs, elle ne les maîtrise pas, ils lui échappent totalement. Oui elle est « funeste aux garçons ». Quant à ma réalité à moi ? Oui il m’est arrivé de l’être malgré moi comme nous pouvons tous l’être face à des circonstances ou bien à l’absence du sentiment amoureux, que nous ne maîtrisons pas.
La Compagnie Littéraire : Le temps passe encore, fini le lycée. Il est tant pour la jeune fille de passer au monde adulte. Elle part vers la capitale, faire des études de dessin : l’Atelier des Arts, Orsang. C’est la seconde partie de votre livre. L’anguille de verre est devenue anguille d’or, et s’achemine vers son devenir d’anguille d’argent. Elle parle d’un monde idéal, où elle sera Aurör-Pezaroy Ermitaïn, et où personne ne saura qu’elle est victime de « ce maudit sort » qui fait d’elle une fille-poisson. Quel parallèle pouvez-vous faire avec votre propre expérience dans une école d’Arts ?
Claire Delpech : « l’Atelier des arts » est le lit d’une merveilleuse utopie. C’est une vie dans la vie. Oui, je l’ai vécu, passant d’un milieu très conventionnel et peu enclin à la différence sociale ou individuelle, au sein duquel on a peine à s’épanouir, à cette certitude d’être enfin à sa place, dans un nouveau milieu qui sait lire une beauté qui demeurait invisible auparavant aux yeux d’un milieu aux inspirations atones.
La Compagnie Littéraire : C’est une nouvelle vie pour Aurör : elle va se faire des amis, deux garçons qui seront « ses frères de coeur », Armand Passat et Peyrat Osuech : trio inséparable où règne la camaraderie et ce qu’elle nomme « l’amitié pure ». Leur domaine privilégié c’est la mansarde d’Aurör qu’ils appellent « Or ». Elle y dessine chaque jour sur un mur ce qu’elle appelle « La Fresque de Mer ». En même temps Aurör devient une femme et découvre son corps, les robes et le parfum. Et ces deux garçons si proches d’elle vont disparaître, l’un après l’autre… On pense bien sûr à l’épisode tragique avec Jean… Qu’avez-vous à nous dire à ce sujet ? Vous utilisez la métaphore du monstre et ses métamorphoses, mais avez-vous un message que vous voulez transmettre à travers tout cela ?
Claire Delpech : Faire du mal à l’autre sans le faire exprès. Abîmer la possibilité d’un lien en arrêtant tout, et ne rien vivre du tout, finalement. Sans doute cette crainte que ce qui est trop évident, trop beau, ne doit peut-être pas être vécu, au risque de se sentir nu face à la nouvelle possibilité du bonheur, minuscule, soudain immensément vulnérable.
La Compagnie Littéraire : Aurör termine brillamment ses études et va être la première en présentant son ouvrage « La Fresque de Mer ». Après le drame de la page blanche, l’idée s’impose à elle d’utiliser cette fresque qu’elle a conçue jour après jour pendant cinq ans. Elle est remarquée et on lui propose immédiatement un travail : elle est embauchée par Luce Terre. Maison des réclames « Les Bolides ». Et nous arrivons là dans ce que vous appelez Le Monde du commerce. Et c’est l’arrivée de Aymé Clémence, personnage qui va jouer le rôle du mari d’Aurör. C’est ce qu’elle appelle la naissance du sentiment pur. Manifestement il ne va pas subir le même sort que les autres personnages masculins qui l’ont approchée ; Pourquoi ?
Claire Delpech : Parce qu’Aurör pour ne pas le perdre de la même façon que les deux précédents, entretient avec lui une relation quasi platonique.
La Compagnie Littéraire : C’est une Lettre à Aymé, que rédige Aurör à la fin, qui nous explique tout. Après l’avoir aimée et épousée, il l’a rendue à la rivière, là même où elle avait été conçue ; c’était comme « le secret de sa naissance ». Elle est maintenant libre d’être cette anguille d’argent dans sa maison d’eau de la mer des Sargasses. Les dernières pages font écho aux premières pages du roman et nous laissent sous le charme de la poésie du lieu. Vous écrivez : « Tout s’efface. Il ne reste plus que l’instinct, l’orientation. Il me reste aussi le souvenir de mon mari. Le sentiment, en mon cœur d’animal je l’appelle allégresse ». Pouvez-vous expliquer et commenter ces propos ?
Claire Delpech : Aurör doit sacrifier toutes les possibilités de vivre l’amour pour redevenir complètement une anguille. Cependant elle savoure le souvenir de l’être aimé, et celui-ci l’inspire pour construire un palais sous-marin. Il est une métaphore des chimères amoureuses construites par le souvenir, la mémoire, l’interprétation.
La Compagnie Littéraire : C’est une histoire assez fascinante que vous racontez tout au long de ce livre. À un moment, on apprend que les parents d’Aurör se sont unis contre le gré de la famille. Et là, il ne s’agissait pas forcément d’anguilles… Elle, Catherine, venait d’un milieu « normal ». Lui, Juannet, d’un milieu plus « marginal ». Et pourtant ? Est-ce pour cette raison que la petite Aurör a été victime « d’un sort » ? Pouvez-vous nous dire quelque chose à ce sujet ou cela doit-il rester de l’ordre du Silence ?
Mes propres parents venaient d’un milieu différent. Pour le reste j’ai créé ces personnages, leurs noms, leurs caractéristiques physiques et morales. Le « sort » dont il s’agit, c’est parce que le couple a dérangé les anguilles en saccageant bien que par inadvertance, leur muraille d’algues, et non parce qu’ils sont l’un et l’autre très différents. De cet acte double naîtra cette petite fille ensorcelée. L’idée est que l’on ne peut jamais maîtriser l’enfant que l’on va avoir. Son âme nous dépasse, et les parents peuvent s’acharner à essayer de comprendre leur petit, il se peut qu’il lui échappe toujours, parce que le mystère de son identité innée de par l’hérédité, et modelée au gré des façons de l’éducation, mais aussi des aléas de l’existence demeure insaisissable.
« Cette bestiole qui ne se laisse jamais saisir » : les troubles psycho-physiques de l’enfant sont rejetés par des parents sévères, un milieu conventionnel, incarné ici par une forêt sombre et ces gens braves, désemparés par cet enfant différent des autres. Une question pourrait leur revenir en tête : quel est le mode d’emploi qui viendrait à bout des crises de leur fille ? La réponse appartient à l’Univers plénier, qu’Aurôr retrouve à la toute fin du roman, dans sa communion avec la mer des Sargasses.
Nous remercions Claire Delpech d’avoir répondu à cette interview signée Monique Rault. Le roman « Anguille » illustré par l’auteur est disponible sur Fnac.com, Amazon, Decitre, les librairies du réseau Place des librairies et Dilicom et plus généralement en commande dans toutes les librairies de France et de Navarre.