Dernière mod­i­fi­ca­tion le 5 novem­bre 2022 par La Com­pag­nie Littéraire

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Zhan Shu, vous venez de pub­li­er à la Com­pag­nie Lit­téraire un réc­it qui se veut le témoignage d’une époque et une expéri­ence de vie, celle de Yi, la nar­ra­trice, jeune fille chi­noise orig­i­naire de Wuhan venue en France pour étudi­er le français et la lit­téra­ture. La ques­tion qui s’impose d’emblée, c’est une ques­tion dou­ble : qui est Yi ? Et vous, com­ment vous définis­sez-vous par rap­port à elle ?

Zhan Shu : En chi­nois, le nom de Yi peut être inter­prété de qua­tre manières : yī, sig­nifi­ant le chiffre pre­mier, le com­mence­ment ; yí, le doute ; yǐ qui exprime le passé ; enfin yì, le sou­venir. Au début de l’écriture, je voulais que le nom de la pro­tag­o­niste soit on ne peut plus sim­ple : un point qui résume et génère tout. Cepen­dant, au fil des mots, le doute appa­raît, puis émerge de sou­venir du passé. Donc, Yi enveloppe tout cela. Avant de quit­ter la France, je voulais écrire un jour­nal intime, mais racon­té à rebours, pour ajuster ou estom­per les mémoires lourds à repêch­er, me men­tir donc. Une con­ver­sa­tion avec deux amies m’a fait chang­er d’idée. Yi porte alors la voix d’un groupe d’étudiants chi­nois, moi inclus, et dont je sous-esti­mais sans doute le nom­bre. J’avoue pour­tant que la mienne sem­ble la plus aiguë.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire. En tant que lecteurs, nous ren­con­trons Yi au début du livre, en Chine lors de sa troisième et dernière année d’études en français. Elle men­tionne déjà trois prénoms : Adéli­na, Héloïse, Séver­ine, et elle nous racon­te « sa » ren­con­tre déci­sive avec Yann, le pro­fesseur-lecteur de français venu encadr­er les étu­di­ants dont elle fait par­tie pour leur dernière année. Pou­vez-vous revenir sur le rôle de ces prénoms dans l’histoire de Yi ? Que cherche-t-elle lorsqu’elle demande à Yann, qui est au départ un étranger à sa vie : « Pou­vez-vous choisir un prénom pour moi ? » 

Zhan Shu : En Chine, la for­ma­tion de licence dure qua­tre ans. Après dix ans de rudes com­péti­tions, les étu­di­ants admis à l’université jouis­sent d’une sécu­rité menteuse dans leur idylle. Pour beau­coup, la fin de la troisième année représente le dernier sen­tier menant vers l’embouchure de la société qui les englouti­ra. Pour­tant, cer­tains d’entre eux vont con­tin­uer leurs études et pro­longer une indépen­dance rel­a­tive. Yi fait par­tie des derniers. Et comme tous ces enfants-étu­di­ants qui ont subi le mod­e­lage de l’esprit par des con­nais­sances et normes ingur­gitées sans pour autant expéri­menter, elle a deux pos­si­bil­ités : se bour­rer de mau­vais­es fois d’adulte, ou bien, courir vers l’inconnu, étant pour­tant inca­pable de prévoir les con­séquences. Elle choisit cette dernière, dis­ant à Yann qui sur­git dans son sen­tier : mon­tre-moi les pos­si­bil­ités. Dans ses yeux, les prénoms sig­ni­fient les images qu’on lui ren­voie. Attend-on jamais passivement ?

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Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Au début de l’ouvrage, vous écrivez à pro­pos de votre acte d’écriture : « Mon écri­t­ure aide à trans­former mes pen­sées sur la réal­ité en imag­i­na­tion. J’ai de la pas­sion, il me suf­fit de la résumer dans une let­tre pour ne pas la don­ner à autrui. Écrire paraît donc pour moi une façon de retenir les sen­ti­ments et de sus­pendre la réal­ité. » Com­ment inter­préter cela ? Est-ce la réal­ité cor­porelle et humaine qui fait obsta­cle au sen­ti­ment d’infini désiré dans une pas­sion amoureuse ? Ou bien est-ce aus­si ou encore autre chose ?  

Zhan Shu : Je ne sais pas définir la rela­tion entre la réal­ité et la rêver­ie, même si je crois qu’il y existe un espace de manœu­vre. Il m’arrive quelques fois d’obtenir dans la vie des choses que je désire très fort. Est-ce aus­si le cas quand il s’agit des sen­ti­ments ? D’ailleurs, je déteste les manip­u­la­tions psy­chologiques, antennes des pas­sions, et plus encore dans l’interaction simul­tanée qu’à l’écrit. Ne sachant com­ment me révolter devant les gens, je racon­te n’importe quoi dans mes cor­re­spon­dances pour m’éviter des con­séquences. Peut-être incon­sciem­ment, je pense que mes des­ti­nataires sont intel­li­gents ou me sont assez indif­férents pour en subir. Cela dit, j’écris aus­si des let­tres bien inten­tion­nées. Oui, je me débats avec l’absolutisme des passions.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Mais là, avec ce livre, vous avez man­i­feste­ment décidé autre chose. Je vous cite : « Pour­tant, ce soir, j’ai envie d’in­ven­ter une petite vie comme si je l’avais vécue, dont j’au­rais aimé prof­iter pour un peu plus longtemps. J’ai décidé d’écrire pour la van­ité. Pou­vez-vous nous éclair­er un peu sur ces pro­pos ? Qu’est-ce qui vous a véri­ta­ble­ment poussée à aller plus loin ? 

Zhan Shu : Parce que j’étais per­suadée que j’écrivais aus­si pour les autres. Je par­le pour un groupe de per­son­nes de plus en plus voy­ant mais dont on entend rarement la voix, celui des étu­di­ants éduqués en Chine allant en France par amour de sa cul­ture, ses valeurs, son unic­ité et dans tous les cas, par choix. On entend peu par­ler d’eux, car ils sem­blent être très bien inté­grés — ce qui est sou­vent une illusion.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Yi est une amoureuse roman­tique. L’histoire avec Yann est une sorte de trans­gres­sion et vous amène à dévelop­per quelque peu le sujet de l’éducation en Chine. On peut lire sous votre plume : « Les médias sont sous la main du gou­verne­ment qui prône la sta­bil­ité des rap­ports humains ; il favorise peu le développe­ment individuel (…)

Quels com­men­taires cela vous inspire-t-il ? Vous, per­son­nelle­ment, com­ment avez-vous vécu votre par­cours de jeunesse au sein de votre famille ? Vous sem­blez avoir pu men­er à bien vos pro­jets. Con­sid­érez-vous avoir eu de la chance ? 

Zhan Shu : J’ai sûre­ment la chance d’avoir des par­ents aimants qui assu­ment leurs respon­s­abil­ités. Ils ne m’ont jamais empêchée de suiv­re les chemins aux­quels je procla­mais vouloir men­er, plus prêts à m’aider que moi à vivre, surtout ma mère. Elle est tombée amoureuse de son pro­fesseur à l’université qui est devenu mon père. Tous les deux ont con­nu pour­tant plus tard des désen­chante­ments amoureux, et pas seulement…

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La réflex­ion per­son­nelle que je porte sur l’éducation chi­noise dépend de mes expéri­ences d’apprentissage dans une province con­nue pour son grand nom­bre d’universités. Cepen­dant, le taux d’entrée dans celles de pre­mière zone est de 15% en 2021. La même année, son pou­voir économique occupe la 7e posi­tion dans la liste des 23 provinces. Vous pour­rez déduire que la con­cur­rence éduca­tive n’y est pas la plus rude. La com­péti­tion est-elle fructueuse ? Depuis quelques années, un nou­veau mot devient pop­u­laire dans les médias privés : « Nei Juan ». Voici sa tra­duc­tion lit­térale : « Se recro­queviller vers l’intérieur. » On l’emploie pour décrire la con­som­ma­tion de l’énergie par oblig­a­tion et sans béné­fice. Je crois que ce phénomène, son­nant le glas de grands change­ments d’échelles sociales, est le résul­tat du manque des moyens de développe­ment indi­vidu­el qui, d’ailleurs, n’existe pas qu’en Chine. Je vous invite à l’interpréter vous-même, dans le con­texte de mon récit.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Je voudrais revenir sur la con­struc­tion de votre ouvrage, sur « la forme » : On dis­tingue trois chapitres inti­t­ulés respec­tive­ment : « Le présent », « l’imparfait », « le passé sim­ple ». Y appa­rais­sent suc­ces­sive­ment dif­férents per­son­nages mas­culins. Qu’avez-vous voulu dire exacte­ment avec ce « découpage » du temps ? « Le présent » sem­ble le plus éloigné dans le temps dans l’histoire de Yi, con­traire­ment au sens qu’on lui donne habituellement…

Zhan Shu : Mer­ci d’avoir souligné ce para­doxe. Quand j’étais étu­di­ante de français, il me fal­lait un peu de diver­tisse­ments pour me con­fron­ter aux règles gram­mat­i­cales… Inverse­ment, en chi­nois, il suf­fit d’ajouter le mot « le » pour exprimer le passé. Alors, ces mar­queurs de temps, dans mon réc­it, sont devenus de sim­ples sig­nifi­ants : « le présent » peut être un cadeau, comme « l’imparfait » laisse sug­gér­er le regret ; « le passé sim­ple » s’oppose peut-être à la com­plex­ité des rap­ports humains. Aime-t-on jamais bien ? Yi sem­ble avoir tant de pas­sions pour Salomon.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Votre réc­it est prenant, il tient du con­te ini­ti­a­tique alliant pré­cisé­ment poésie et éro­tisme au fil des pages. Vous faites à ce sujet de nom­breuses références à des poèmes chi­nois emplis de femmes au des­tin incer­tain, voire trag­ique. Pou­vez-vous nous en évo­quer un qui vous sem­ble par­ti­c­ulière­ment con­venir à la tra­jec­toire de Yi, en nous rela­tant briève­ment l’histoire.

Zhan Shu : Xue Tao, vivant à la fin de la Dynas­tie des Tang, est la pre­mière fille de joie nom­mée fonc­tion­naire. Enfante d’un homme let­tré, elle savait com­pos­er des poèmes à 8 ans. Elle entrete­nait des rela­tions ami­cales (par­fois plus, si affinités…) avec des poètes illus­tres, dont Yuanzhen et Weigao, le seigneur rég­nant dans le Sichuan, région où Xue a passé toute sa vie. Dotée d’un goût exquis, elle a façon­né « le bil­let aux fleurs de pêche » que dis­putent et imi­tent ses con­tem­po­rains. Une dizaine de ses poèmes ont per­pé­tué jusqu’à nous. Nous pou­vons ain­si apercevoir qu’elle a aimé sans réserve : « Je rêve d’installer près de la balustrade l’oreiller et le drap, pour jusqu’au fond de la nuit par­ler avec toi. » Et elle sait si bien d’écrire la plus grande des soli­tudes : « On n’apprécie pas ensem­ble la flo­rai­son des fleurs et ne partage pas la même tristesse quand elles se fanent. » À 70 ans, elle aver­tit les hauts gradés mil­i­taires de la men­ace que subit son pays, en vis­i­tant un pavil­lon : « Ne soyez pas avides des chevaux étrangers, au plus haut du pavil­lon s’expose notre frontière. »

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Déter­minée, courageuse et pas­sion­née, je pense que Yi aimerait être comme elle, tou­jours jeune dans son esprit.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Les fan­tômes d’Héloïse et Abélard s’invitent de façon récur­rente dans votre his­toire ; sur les ailes de quel désir pla­nent-ils sur votre livre et sur vous-même ?

Zhan Shu : La tra­duc­tion chi­noise de « La nou­velle Héloïse » m’a don­né l’idée de con­naître leur his­toire. Leurs cor­re­spon­dances traduites en français ne tar­dent pas à m’émouvoir. J’ai dû enten­dre par­ler d’eux plusieurs fois en France. Ce sont eux qui se dérangeaient pour me sur­pren­dre dans la vie. Je leur deman­derai pourquoi, mais ce sera, j’espère, pour beau­coup plus tard. Par ailleurs, plusieurs de mes amis chi­nois con­nais­sent leur amour, con­traire­ment à bien des Français que j’ai rencontrés.

Édi­tions la Com­pag­nie Lit­téraire : Un dernier mot pour les lecteurs ?

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