Éditions la Compagnie Littéraire : Joëlle Oury, bonjour. Vous venez de publier à la Compagnie Littéraire un ouvrage très documenté, se référant à votre expérience de praticienne dans le domaine de la Psychothérapie Institutionnelle : « CHANTEMERLE, sur les rives de la Seine un rêve ensablé ». Vous êtes médecin psychiatre et psychanalyste, quelles fonctions vous ont été confiées lors de votre embauche en 1980 et comment s’est passée cette embauche ?
Joëlle Oury : J’ai relaté en détail mon premier contact avec la S.P.A.S.M. dans le premier chapitre de mon livre : « Le chemin de halage » : l’aventure se noue en effet dès les premiers instants de la rencontre, dans l’après coup y voit plus clair.
J’ai été embauchée comme médecin-chef de Chantemerle le 3 décembre 1980.
Récemment divorcée, j’étais soulagée d’avoir retrouvé une certaine liberté personnelle, mais ma situation matérielle était précaire : je recherchais en vain un poste salarié de psychiatre. (Ils étaient rares à cette l’époque)
Mon oncle Jean Oury m’avait signalé ce poste vacant à Chantemerle : son ami le Dr René Bidault, vieux routier de la Psychothérapie Institutionnelle, partait pour reprendre ses fonctions à la Clinique de Freschines.
C’est le Dr Bernard Jolivet, médecin directeur de la S.P.A.S.M. qui m’a reçue.
Entretien cordial, chaleureux : il m’a expliqué clairement les principes qui l’avaient conduit à fonder cette Association, l’importance de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle. Il a précisé quelles seraient mes responsabilités à Chantemerle.
Je partageais sa vision des soins en psychiatrie. Je n’ai rien perçu ce jour-là des différences théoriques qui, plus tard, généreraient quelques conflits.
De son côté, il m’a trouvée « un peu jeune » dans le métier. A‑t-il perçu ma « fragilité » ? J’avais pris le soin d’éviter de lui parler des épreuves traversées dans ma « vie privée » ; mais, fin comme il était, il n’est pas exclu qu’il en ait perçu que quelque chose…
Je crois qu’il se sentait en situation d’allégeance un peu ambivalente vis-à-vis de mon oncle Jean. Il admirait beaucoup son engagement. Que je sois sa nièce, que j’aie déjà travaillé un peu à la Borde, ça a dû compter. (Qu’il pût éprouver à l’endroit de Jean quelque rivalité, ça je ne pouvais pas l’imaginer). Mon enthousiasme et ma disponibilité ont dû le convaincre d’essayer…
Il m’a donc embauchée, « à l’essai pendant un an ». J’ai pensé que c’était tout à fait justifié. Je n’ai perçu ses réticences que bien plus tard..
Éditions la Compagnie Littéraire : Comment définiriez-vous votre projet d’écriture ? Pouvez-vous nous situer géographiquement et historiquement Chantemerle, cette belle maison au destin particulier, quelle était la probabilité que vos deux destins se croisent ?
Joëlle Oury : Chantemerle est une de ces belles demeures qui bordent la Seine entre Melun et Fontainebleau. Elles ont été construites au début du XX° siècle par des Parisiens très aisés qui venaient prendre l’air en Seine-et-Marne, en profitant du développement du chemin de fer. Elles rivalisent d’originalité, de couleur, d’ornements et de fioritures insolites et inutiles qui leur confèrent un style très particulier.
Chantemerle n’est séparée de la Seine que par le chemin de halage. Un peu en amont, un pont sépare la commune de Bois-le-Roi et celle de Chartrettes. La gare de Bois-le-Roi est située à 1 km environ, sur la hauteur. Autour du village, c’est la forêt, la grande et prestigieuse forêt de Fontainebleau.
Originaire d’une banlieue ouvrière de l’Ouest parisien, j’avais connu Paris par mes études et j’y avais vécu 15 ans. Je fréquentais parfois cette aimable forêt, en simple promeneuse. C’est le hasard qui m’a conduite à venir y travailler et, un peu plus tard, à m’y installer définitivement.
Quand la belle aventure de Chantemerle conçue par le Dr Jolivet a donné des signes de faiblesse, quand elle a commencé à se déliter, j’ai conçu assez vite le projet d’écrire quelque chose pour « témoigner » de son existence, de son originalité, de son éclat, avant que le temps n’efface tout cela. Je voulais transmettre, laisser aux générations futures une trace « historique » précise, concrète, détaillée de notre travail quotidien, si méconnu.
Je voulais situer plus largement notre lutte pour préserver les valeurs humanistes qui le soutenaient, les défendre dans le virage qui a affecté la société française à partir de 1995 ( montée en puissance des neurosciences, recul de la psychanalyse ; informatisation, avancées technocratiques aux dépens les crédits alloués à l’humain ; réduction du personnel soignant, « formation » souvent inadéquate…).
Pour moi, le témoignage est un engagement personnel. Il ne peut s’énoncer qu’en première personne. Comme dans une « monographie » (au sens de la Pédagogie Institutionnelle), je devais m’impliquer, essayer de discerner « ma part » dans ce qui se passait : ne pas « mettre sous le tapis » les difficultés de ma vie familiale (quand elles avaient une incidence sur mon travail), et surtout rester à l’écoute des « messages » de mon Inconscient (C’est important l’Inconscient!)
J’aurais voulu associer mes collègues à ce périlleux exercice, écrire un témoignage « à plusieurs plumes ». Mais cela n’a pas été possible.
Tel qu’il est, mon livre est bien assez copieux. J’ai dû l’élaguer de nombreux documents (qui trouveront peut-être leur place ailleurs.)
Ce n’est ni un roman, ni une autobiographie, ni un réquisitoire, ni un document historique. C’est tout ça à la fois : plusieurs « fils directeurs » s’entrecroisent qui peuvent rendre la lecture un peu ardue. Mais ils ont tous une égale importance…
J’ai fait mon possible pour que mon livre reste agréable à lire et même un peu poétique.
Éditions la Compagnie Littéraire : Chantemerle est donc une Maison de repos « pas comme les autres », spécialisée en psychiatrie, un endroit où « le Sujet » peut s’exprimer dans le cadre d’un suivi et, ainsi, tenter de (re)trouver une existence. Vous écrivez dans votre introduction : « Le temps du jardinier n’est pas celui de l’urgence. Pour espérer de belles récoltes et améliorer la qualité du soin, il faut prendre le temps de penser. » Pourriez-vous développer votre propos en évoquant certains temps de votre expérience ou certains souvenirs liés aux patients ?
Joëlle Oury : En vérité, mon livre abonde de métaphores « jardinières » : la qualité du terreau, la variété des graines ; la jachère, gage de diversité ; la nécessité de « prendre soin des racines », etc. L’eau aussi est partout, c’est la Vie, c’est pour ça qu’elle irrigue toutes mes pages, pas seulement à cause de la proximité de la Seine…
Pour moi, rien n’est plus important que de prendre soin de tout ce qui est vivant : mes parents ne transigeaient pas là-dessus, j’ai été élevée comme ça. Le soin, j’en ai fait mon métier. Tout est important, tout se tient : les plantes, les bêtes, et bien sûr les gens. Hommage à la Création !
Pas étonnant donc que je compare notre travail à celui du jardinier.
En hommage aussi à Dédé peut-être – j’en prends conscience aujourd’hui ! Dédé, c’était le jardinier de Chantemerle. Je ne lui consacre hélas que 2 lignes (page 79), alors qu’il aurait mérité beaucoup mieux. C’est vrai, je l’aimais beaucoup. Alors je vais écrire son nom : il s’appelait André Bourgeois. Il était vieux et usé par une vie de labeur ; dès l’enfance, sa place était aux champs, on ne l’avait pas envoyé à l’école. Il savait à peine lire, il était humble et vraiment très gentil. Il avait une compréhension profonde et immédiate des gens, de leur souffrance. Il savait les consoler d’un mot, d’un regard, d’une fleur offerte. Il prenait son temps, tout son temps. Il s’émerveillait avec eux de l’éclosion d’une rose, du chant des merles, de la couleur des nuages… Il est arrivé qu’il me console aussi, de cette façon toute simple. Car il ne faisait aucun cas des distinctions hiérarchiques en usage ( moi non plus : ça tombait bien !) Oui, je crois que c’est auprès de lui que j’ai appris la patience et le bon usage du temps qui passe et aussi du temps qu’il fait.
Quand Dédé est parti à la retraite, on l’a oublié. Nul n’a songé à lui chercher un successeur. L’entretien du jardin a été confié à des entreprises, elles se sont succédé sans que j’en garde la mémoire. Les tondeuses, les débroussailleuses allaient vite, et tant pis pour le bruit puisque c’était plus « économique ». Désormais, le jardin serait « propre », correct, ça suffisait.
Alors, les roses sont devenues toutes semblables (relisez « le Petit Prince ») ; tandis que Chantemerle perdait son âme…
Éditions la Compagnie Littéraire : Vous avez vécu là une belle expérience de la Psychothérapie Institutionnelle, mais, à Chantemerle, il y a un « avant » et un « après », avec l’arrivée d’une pensée technocratique porteuse de destruction. Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
Joëlle Oury : Je suis aujourd’hui d’humeur maussade et portée au pessimisme, bien que je m’en défende comme je peux.
AVANT :
Je suis née à la fin de la guerre. Tout était détruit, j’ai des souvenirs très précis, terrifiants des villes de Normandie détruites par les bombardements. Pourquoi « ça » ?
Et pourtant mon enfance fut bercée par l’ivresse des « lendemains qui chantent » : mes parents s’étaient connus au printemps 1936. Ils avaient 16 ans, ils étaient amoureux, le Front populaire les a lancés sur les routes « en bicyclette »… Ils chantaient, ils faisaient la fête, ils y croyaient… La guerre les a frappés de stupeur, mais ils ont survécu. J’aime penser que ma naissance correspondait au retour de l’espérance… Mon père s’est remis à chanter, à militer pour un monde meilleur, j’étais souvent à ses côtés et je faisais miennes ses convictions : «… Savoir que les choses sont sans espoir et continuer à les changer ».
Il s’engageait pour bâtir « la Pédagogie Institutionnelle ». Et moi, je faisais un petit pas de côté pour m’engager, à l’instar de mon oncle Jean, du côté de la Psychothérapie Institutionnelle.
Ma rencontre avec le projet du Dr Jolivet tombait à pic.
Je peux le dire : malgré les chamailleries et les désaccords, j’ai été heureuse de travailler à Chantemerle, avec lui. C’était AVANT le « tournant technocratique » de 1995 – 2000.
Et APRÈS ?
Je n’ai pas compris tout de suite la gravité de la destruction en cours. On n’en voyait pas d’un coup les effets terrifiants comme après le bombardement de la ville de Caen.
C’était insidieux, « soft », plein de bons sentiments : partout fleurissait la langue de bois, qui nous berçait, nous égarait.
Dès que nous nous sommes « réveillés », nous avons lutté aussi fermement que possible, car nous considérions que nos valeurs soignantes étaient en péril.
Mais ce n’était pas facile, car ceux qui devenaient nos « adversaires » se trouvaient aussi être des amis, des proches… On ne pouvait quand même pas les considérer comme des « ennemis » ! Moi, du moins, je ne le pouvais pas, c’est pourquoi j’ai continué à espérer, un peu naïvement sans doute, à un « dialogue » possible.
Ce dialogue, j’ai réussi à le retrouver, enfin, avec le Dr Jolivet : chez l’un et chez l’autre, il restait quelques petites choses coincées en travers de la gorge. Nous avons pu nous rencontrer et en parler(… 20 ans après !) Et c’était très bien.
Et MAINTENANT ?
Ma vie professionnelle s’achève, mon livre est publié, je vais maintenant m’employer à le diffuser. J’aurai fait ce que je pouvais.
Servira-t-il à quelque chose ? À quelques-uns ? Retrouvera-t-on des bâtisseurs motivés pour relever des ruines ?
Je suis maussade. Raisonnablement, je n’y crois pas : La « Science » lourde et aveugle avance. « Que vaut une petite marguerite face à un bulldozer ? »
Au fond de moi, pourtant, je n’oublie pas que les villes ravagées par la guerre ont fini par être reconstruites.
Oh ! « … comme l’espérance est violente. »
Éditions La Compagnie Littéraire : Vous avez continué un temps votre activité libérale, puis vous avez décidé d’arrêter, en grande partie parce que certains patients, victimes eux aussi d’un management féroce, s’effondraient. Vous avez quitté Chantemerle et vous n’y retournerez pas. Les échos que vous en avez vont dans le sens du naufrage pressenti. Alors vous décidez de témoigner et d’écrire ce livre. C’est alors que l’idée d’une rencontre avec Bernard Jolivet prend forme. Vous souhaitez lui parler de votre projet d’écriture. Qu’attendiez-vous de cette rencontre ? Avez-vous eu les réponses à vos questions ?
Joëlle Oury : À Chantemerle, le naufrage pressenti a bien eu lieu :
La Maison est en vente, Chantemerle va pourtant perdurer, mais elle va être « délocalisée » dans la zone industrielle de Melun-Sénart, ou dans un quartier neuf (je n’ai pas très bien compris). Ce sera une Maison de repos classique. Elle sera installée dans des locaux neufs, répondant à toutes les normes de sécurité et d’hygiène. La Seine cessera d’être un voisinage tentateur et menaçant. On licenciera les quelques membres de l’ancien personnel qui refuseraient de suivre, (en fait, ils sont déjà presque tous partis). Le personnel sera donc « neuf » lui aussi, bien formé au DSM V, aux protocoles et aux « techniques de soin de pointe ».
Ce changement n’est pas perçu comme un naufrage par tout le monde !
La S.P.A.S.M a vécu, elle a été enterrée sans cérémonie particulière. Mais les Ailes Déployées (L.A.D.) ont pris la relève ! Cette nouvelle Association 1901 gère en effet de nouveaux établissements, en reprenant un peu les anciens, mais selon les principes nouveaux.
À ma grande surprise, je viens de recevoir une lettre courtoise du directeur du LAD. Il est confiant dans les nouvelles méthodes de soin et plein de dynamisme pour les mettre en œuvre !
Il a entendu parler de mon livre et il est très désireux de le découvrir.
Ce qui, forcément, ranime mon espérance de dialogue… Ah, mon incorrigible naïveté !
En ce qui concerne ma rencontre tardive avec le Dr Jolivet, je crois avoir répondu plus haut.
Oui, j’ai trouvé des réponses à beaucoup de questions qui me « turlupinaient », ou du moins des éclaircissements salutaires.
Dans cette rencontre « intime », il n’y avait plus d’enjeux de pouvoir, ni pour lui ni pour moi. La parole était vraiment libre ( 12h d’enregistrement dont je n’ ai évidemment retranscrit qu’une partie !) Nous avons pu faire connaissance « pour de bon ». Nous nous sommes séparés « en paix ».
Je voulais lui dédier mon livre, qu’il le lise, et qu’il le critique avec le regard acéré qui pouvait être le sien.
Mais mon « Chantemerle » est arrivé trop tard. Dommage…
Éditions La Compagnie Littéraire : Joëlle Oury, merci d’avoir répondu à nos questions. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Joëlle Oury : Je vous remercie de m’avoir posé ces quelques questions. Elles m’ont permis de préciser quelques points importants.
Et sans doute savez-vous désormais mieux qui je suis, d’où je viens. Il y a beaucoup « d’indices » semés dans mon livre ; certains les repèrent et les apprécient. D’autres n’y voient goutte ou les trouvent « hors sujet. » C’est comme ça…
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