Les changements du monde, les aventures d’une vie — Olivier Giscard d’Estaing
Résumé :
« Il faut avoir le courage de changer ou de résister. Cela suppose une capacité de comprendre, de subir ou de mettre en œuvre les changements. La résistance au changement est bien naturelle : on sait ce que l’on perd, on ignore ce qui nous attend. »
Au travers du récit de rencontres et d’événements marquants, Olivier Giscard d’Estaing se place comme le narrateur de bien des générations, celles qui ont forgé le XXe siècle, période riche en transformations.
Il prévoit les changements qui se produiront dans l’avenir.
Ce livre nous propose une rétrospective des changements fondamentaux du monde et leurs acteurs, de 1930 à nos jours, et des petites et grandes révolutions qui ont façonné notre quotidien.
C’est non sans humour que l’auteur aspire à nous faire partager sa plus grande passion : changer le monde.
Lui l’a fait. Alors pourquoi pas nous ?
Voyons, nous avons toutes les cartes en main !
Extrait :
La passion de ma vie a été de changer le monde… Et il a changé !
Dans mon enfance et ma jeunesse, j’ai découvert avec frayeur le monde qui m’entourait. J’ai été horrifié par les événements insoutenables dont j’ai été témoin ou que j’ai pu vivre à travers les discours et les images quotidiennes diffusés par les médias, ou encore par les récits de mes proches, acteurs et victimes.
Quel était donc ce monde que je découvrais ? Celui de la misère, de la violence et de la guerre.
Regardons de plus près ce qu’il est devenu aujourd’hui, quels sont les acteurs de ces changements et réfléchissons à ceux que connaîtra la génération de nos petits-enfants.
J’avais deux ans à peine lorsque se produisit la crise de 1929, dont j’ai découvert les désastres quelques années plus tard.
L’effondrement de Wall Street, entraînant celui des Bourses occidentales et japonaise et une crise monétaire sans précédent, causa une chute vertigineuse de la production industrielle, la généralisation du chômage, la faillite des banques et la ruine des rentiers. La misère se répandit et les suicides se multiplièrent, comme celui de mon oncle Villa, président d’une banque de Montpellier.
Il a fallu des années pour que le monde s’en remette, mais au prix d’une course aux armements suivie des débuts de la guerre.
J’avais six ans, le 6 février 1934, quand j’ai assisté, durant ma promenade quotidienne dans les jardins des Champs-Élysées, à ces violents affrontements entre des civils en débandade et une police casquée et armée laissant derrière elle, tombés à terre, des blessés ensanglantés.
Au cours de la même année, j’ai vu à l’usine d’Argenteuil des Moteurs Lorraine, dirigée par mon père, des milliers de grévistes nous montrant le poing lorsque nous passions en voiture. J’ai vu des colonnes d’ouvriers faisant la queue devant les bureaux du chômage. J’ai appris avec étonnement qu’ils ne recevaient aucune allocation, ce qui les plongeait dans une misère absolue. On les retrouvait faisant la queue dans des magasins d’alimentation, dépensant le peu qui leur restait de leur précédent emploi.
Tout n’était pas sombre ! On découvrait la lecture, le théâtre, les concerts et le cinéma à ses débuts.
Ce sont les lectures d’enfance et de jeunesse qui nourrissent notre imagination, influencent notre mode de penser et contribuent à façonner notre personnalité. Les livres que j’ai lus m’ont fait découvrir l’aventure, le rêve, les drames et la drôlerie, la diversité des êtres et des circonstances. Plus tard, la lecture m’a apporté un important complément d’informations, de descriptions, et un précieux support de réflexion. Cependant, elle a rarement été à l’origine d’un changement dans mes convictions.
Enfants, nous lisions beaucoup. Chaque Noël, j’attendais avec impatience la sortie des nouvelles aventures du roi Babar, de la reine Céleste, d’Arthur et de Zéphir, par Cécile et Jean de Brunhoff. Je me plongeais dans les aventures des Indiens, massacrés par les immigrés européens, racontées par Gustave Aimard dans ses vingt volumes, dont Le Dernier des Mohicans. Je m’amusais des drôleries de Christophe dans les aventures de Plik et Plock, dans les voyages de la famille Fenouillard, les distractions du sapeur Camember. Dans ses fables, La Fontaine m’instruisait par le dialogue des animaux, Le Corbeau et le Renard, La Grenouille et le Bœuf, par la mise en garde à travers les mésaventures du héron attendant toujours de meilleures proies, ou des enfants s’amusant à lancer des cris mensongers « au loup, au loup » jusqu’à ce qu’ils se fassent réellement dévorés. Sans oublier Les Malheurs de Sophie, par la comtesse de Ségur.
Puis ce fut la découverte du roman russe analysé par Eugène-Melchior de Vogüé, à travers les sommets historiques Guerre et Paix et Anna Karénine, de Tolstoï, ou les tourments des Frères Karamazov, de Dostoïevski ; puis celle des romans paysans François le Champi et, dans le Berry, La Petite Fadette, de George Sand ; ou encore du long voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, raconté par Selma Lagerlöf.
Nous allions au Théâtre français en longeant une rue de Rivoli pavoisée de banderoles à croix gammées, pour assister aux comédies de Molière et aux tragédies de Corneille et de Racine. Nous riions en écoutant Diafoirus dans Le Malade imaginaire, dans lequel j’ai joué le rôle d’Angélique au théâtre de Gerson, et Harpagon, dans L’Avare, qui nous disait « la peste soit des avares et des avaricieux ». Nous étions saisis devant Le Cid, Cinna et Polyeucte, devant Phèdre, Andromaque, Iphigénie. De nombreuses citations de ces œuvres sont encore vivantes dans ma mémoire, celle-ci par exemple, tirée de Cinna : « Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre. » Plus tard, nous avons assisté au Soulier de satin, de Claudel, si long que nous nous sommes félicités qu’il n’y ait pas eu la paire.
Nous allions parfois à l’opéra, très fréquenté par les officiers allemands en tenue militaire verte ou en habits noirs de SS ; aux concerts, par exemple à la répétition du samedi matin au Théâtre des Champs-Élysées ; ou encore retrouver Alfred Cortot dans son petit appartement, où, une fois rentré, il enlevait les gants qui protégeaient ses mains du froid pour se lancer dans l’interprétation de valses de Chopin et de mazurkas de Liszt.
Au cinéma débutant, en noir et blanc, nous regardions Charlie Chaplin, « Charlot » à la démarche inimitable, « Führer » fantasque ou ouvrier des Temps modernes. Nous nous amusions devant les dessins animés de Walt Disney, avec son adorable Mickey et ses sept petits nains rentrant après une journée de travail harassante, devant les films hilarants de Laurel et Hardy, de Fernandel et de Bourvil, ou encore en regardant des films émouvants, comme La Symphonie pastorale, où Michèle Morgan interprète le rôle de Gertrude, jeune fille aveugle qui retrouve la vue.
Comment oublier les nombreux chanteurs dont les airs et les paroles me reviennent chaque jour ? Les chansons d’Édith Piaf, Non, je ne regrette rien, et, avec les Compagnons de la chanson, Les Trois Cloches, célébrant Jean-François Nicot « dans un village au fond de la vallée ». L’entrain de Charles Trenet dans Y a d’la joie, Boum !, « quand votre cœur fait Boum », et La Mer, « qu’on voit danser le long des golfes clairs… ».
Tout cela a rempli mon enfance, me laissant l’impression que le romantisme et l’euphorie de cette époque ont changé.
Les sports accompagnaient notre croissance, renforçaient nos muscles et influençaient notre manière de vivre : j’en ai beaucoup pratiqué, sans exceller ni aimer la corvée des cours de gymnastique. Dans les Alpes, luge, bobsleigh et ski – à peau de phoque pour les randonnées et avec de longues lanières pour les descentes et le slalom, sans pourtant aller jusqu’au saut à skis, dont j’admirais les records atteints, passant de 80 à 130 mètres –, le patinage sur glace… Puis la bicyclette dans une Auvergne où « il y avait plus de montées que de descentes… », la natation sur les plages de Bandol, où habitait mon oncle Jean Bardoux, qui s’y baignait tous les jours de l’année, le tennis et la boxe, un peu de football et de basket, mais hélas pas le golf, que je n’ai pratiqué que bien des années plus tard, quand j’ai trouvé le temps de m’y consacrer. J’ai aimé l’équitation et ne me suis pas laissé décourager par quelques chasses à courre difficiles et un parcours diabolique sur un cheval emballé en forêt de Fontainebleau, traversant les routes pour retrouver son écurie sans se soucier de la circulation automobile.
La vie suspendue